Les compromis

Février égrène peu à peu ses journées givrées, emportant du même coup les derniers jours de mon congé parental – le deuxième en deux ans. Je retournerai au travail avec le mois de mars et, même si j’ai hâte de retrouver mes collègues et de reprendre place derrière mon clavier, je sens comme une pointe d’angoisse me gratter de l’intérieur, un peu comme les vagues grugent le flanc d’une côte océanique.

Je suis allée reconduire mes filles en autobus hier et le trajet a pris près de 45 minutes. Ça, c’est sans le rituel habituel de l’habillage, pour lequel on doit calculer un bon 15 minutes. C’est long, mettre un manteau, quand l’une pense qu’on joue à la tague et que l’autre hurle pour marquer son opposition au projet…

Sur le chemin vers l’arrêt de bus, qui est à environ 400 pas de chez moi, on progresse lentement, puisqu’on s’arrête pour pointer un pipi de chien dans la neige (« non, non, chérie, on touche pas! C’est du pipi; ouach, c’est sale! »), qu’on doit trouver le moyen de contourner un bloc de glace de la taille de ma main et que, tout à coup, il se met à venter et qu’une poudrerie tombe du toit en tourbillons étincelants. Mon premier réflexe est de dire à ma fille de se dépêcher, mais quand je vois qu’elle jette la tête en-arrière et qu’elle sort la langue en riant, le regard heureux, je me ravise. Mon cœur fond. Je l’imite quelques secondes…

Pas longtemps, car je vois le bus apparaître au loin sur le boulevard St-Michel. Je prends Emma dans mes bras d’une main et de l’autre, je dirige la poussette qui se coince plusieurs fois dans les amas de neige qui n’ont pas encore été ramassés. Quand on finit par s’asseoir dans l’autobus bondé, je suis en sueur et je ne trouve aucun appui auquel me tenir. C’est inutile, de toute manière, je dois tenir la poussette et m’assurer qu’Emma ne tombe pas de son siège. Je me plante solidement sur mes pieds et j’exerce mon équilibre.

Nous extirper du véhicule est un enfer! J’indique aux autres passagers que je dois sortir, mais, comme moi, ils n’ont nulle part où se mettre. J’écrase des orteils, j’envoie de la neige fondue sur les rebords de pantalons et j’entends des soupirs agacés. Je les comprends, c’est vrai que « ça prend de la place, une poussette, dans un bus ». Je me rassure pourtant en silence; j’ai le droit d’être là, moi aussi. Je guide Emma d’une main, la poussette atterrit brutalement sur le trottoir et je me répands en excuses et en remerciements anxieux à l’adolescent et au gentil monsieur qui sont sortis pour nous laisser passer. Le trajet vers la garderie, qui est à 300 pas de l’arrêt de bus, est lui aussi une aventure.

Quand je me retrouve seule chez moi, près de 30 minutes plus tard, j’ai un peu envie de pleurer. Je vais faire ça tous les matins, vraiment? Comment ils font, les autres? Inutile d’aller au gym, en tout cas…

Ce que je redoute vraiment, si je suis honnête, c’est le manque de temps. J’ai peur de moins voir mes filles, peur de manquer quelque chose.

Peur de manquer des fou-rires inexpliqués, des câlins collants après une mauvaise chute et des comptines murmurées sur le siège arrière de la voiture; des petites mains laissées dans la peinture bleue, des « mamans » criés en courant, les bras ouverts pour mieux planer; des « je t’aime » sans mot, des pas de danse étourdissants sur fond de Passe-Partout; des mains pleines de banane, des cheveux pleins de banane; des moments de tempête et des moments de calme, passés collés dans le divan à chercher le loup qui joue de la guitare dans le grand Cherche et Trouve.

On met dit que je dois faire des compromis, des sacrifices.

En repensant au petit nez d’Emma dans la poudreuse, je me demande encore : sur quoi, les compromis?

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Elyzabeth Martel-Choinière

Féministe, maman, traductrice, gobeuse de mots, caféinomane, rêveuse créative et gourmande affirmée, Elyzabeth a constamment la tête qui bourdonne de milles idées. Passionnée et toujours en quête de projets stimulants, elle se laisse volontiers guider par les envies de son cœur et de son ventre.

2 réflexions au sujet de “Les compromis”

  1. Encore un très beau texte touchant et tout doux…un rappel à mes premières années avec ta soeur et toi. Je te souhaite un retour au travail paisible et des retours à la maison pétillants de joie!

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  2. …sourire…
    et après quelques jours la routine sera en place et l’équilibre familial prendra sa place.
    Bon retour au travail Elyzabeth, bons congés ‘d’obligation familiale’ à l’occasion.
    …et, merci pour tes beaux textes. Je suis toujours émue à la lecteur de ceux-ci.
    ;-)

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