Comme première pièce de la saison 2025-2026, j’ai eu la chance d’assister à la première de Magna Mater de Micha Raoutenfeld, nouveau volet de La trilogie des corps éthériques. Dans cette œuvre singulière, l’artiste, avec l’assistance de Mathilde Boudreau à la mise en scène, explore deux questions fondamentales : Pourquoi ai-je un corps? Pourquoi ai-je ce corps? La mise en scène nous entraîne dans un univers hors du temps, à la fois magnifique et chargé de sens.
Une exploration continue
En 2024 est présenté Papeça, premier opus de La trilogie des corps éthériques. Cette série d’explorations, à la croisée du théâtre, de la danse et de la performance, interroge l’identité et le corps dans une perspective trans et queer. Dans Papeça, on découvre un récit initiatique trans qui revisite les codes des contes slaves. Avec Magna Mater, le regard se déplace vers le tout début : un corps encore à naître, suspendu dans un espace liminal, hors du temps, un corps en devenir qui se prépare à vivre.
Au cœur du travail de Micha Raoutenfeld se trouve la question du corps et de sa place dans la construction identitaire. Ainsi, dans Magna Mater, le corps prend forme sous nos yeux, il expérimente, il se meut, il s’invente. La nudité y apparaît comme une évidence, à la fois intime et universelle, et elle invite le public, disposé tout autour d’une scène circulaire semblable à une île avec un bassin central, à pénétrer dans cet entre-deux, ce monde qui transcende le corps tout en le révélant.

Magna Mater : La déesse mère
C’est avec peu de mots que l’artiste nous plonge dans une expérience immersive totale. La lumière tamisée, provenant à la fois du plafond et du bassin, la musique tantôt oppressante, tantôt apaisante, le bruit de l’eau, la fumée et les réverbérations du micro rendent l’expérience entièrement sensorielle. Une voix hors scène, modifiée, est presque la seule à nous livrer des mots pour guider notre compréhension de ce qui se joue devant nous. Cette coprésence de différents modes de communication soutient pleinement le propos et nous transporte dans un monde autre, où tout semble relié.
Pour Micha Raoutenfeld, nommer cette pièce Magna Mater, c’est « convoquer cette mémoire historique pour l’inscrire dans une perspective queer et contemporaine : comment, à travers l’art et le rituel, des corps trans et non binaires peuvent-ils à leur tour inventer de nouveaux espaces symboliques de reconnaissance et de réconciliation? » Cette déclaration éclaire la démarche : il ne s’agit pas seulement d’une performance, mais d’un geste de réinscription dans l’histoire, une manière de créer des racines nouvelles là où il n’en existait pas.

Micha n’est pas seul.e sur scène. Une femme plus âgée, interprétée par Rasili Botz, l’accompagne et semble prendre le rôle de guide dans son voyage à la découverte de soi. La force de leur lien se manifeste sans paroles, uniquement par les regards et les gestes.
C’est une pièce à laquelle il faut consentir à se laisser porter. Il ne sert à rien de vouloir tout comprendre ou tout justifier : elle se vit avant tout dans le ressenti et elle frappe l’imaginaire. J’ai moi-même éprouvé des malaises, notamment lors d’un moment où l’artiste pleure et crie pendant de longues minutes. J’ai ressenti cette douleur dans mon ventre, comme si elle m’était transmise. Cet inconfort, loin d’être gratuit, me semble directement lié aux questionnements de Micha. Il n’y a rien de confortable dans le fait de ne pas comprendre pourquoi on a le corps que l’on a.
Ce n’est pas une pièce que je recommanderais à tout le monde, mais elle s’adresse assurément à toute personne qui s’intéresse aux enjeux trans et non binaires. On y trouve des images d’une grande puissance évocatrice, qui continuent de résonner bien après la représentation.
J’en suis sortie troublée, avec le sentiment d’avoir traversé un rêve étrange où l’eau, la chair et les regards se répondaient. Quelque chose en moi avait bougé, sans que je sache exactement quoi. C’est peut-être cela, au fond, l’expérience de Magna Mater : accepter de se perdre un instant pour toucher à une vérité qui dépasse les mots.
Magna Mater est présentée jusqu’au 28 août à la salle Michelle-Rossignol du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. En espérant qu’elle revienne éventuellement.
Bonne saison!
Crédit photo de couverture : Valérie Remise