Make Socialism Sexy Again : Critique du livre Dirtbag d’Amber A’Lee Frost

Dirtbag, Amber A'Lee Frost, critique

Faire de l’humour politique est généralement une assez bonne façon d’accomplir au moins deux choses : (1) se faire applaudir par des gens qui étaient déjà d’accord avec vous et (2) être pas mal plus lourd que drôle. Parler de politique avec humour, par contre, ça c’est une autre histoire. Ça permet de prendre la chose au sérieux sans pour autant se prendre au sérieux; de dire des choses intelligentes sans le faire avec l’accent smug de celui ou celle qui posséderait le monopole de la Vertu et du Savoir. Et c’est exactement ce que l’auteure et activiste socialiste américaine Amber A’Lee Frost parvient à faire avec Dirtbag : parler de progressisme en étant ni prétentieuse, ni moralisatrice, ni insupportablement soupe-au-lait.

« I don’t want to belong to any club that would accept me as one of its members. »

Si la pensée d’Amber (elle insiste pour qu’on l’appelle par son prénom, Ishmael-style) doit sans doute pas mal plus au matérialisme historique de Karl qu’à l’humour de Groucho, c’est quand même cette citation-là du « deuxième » Marx qui m’est venu en tête en lisant Dirtbag. Et c’est encore elle qui résume le mieux, je trouve, le genre d’introspection auquel l’auteure semble vouloir soumettre les progressistes mainstream d’aujourd’hui.

Après tout, si vous êtes plus intéressé à crier votre supériorité sur Twitter qu’à syndiquer un Starbucks, que vous trouvez que la culpabilisation et l’ex-communication sont des moyens vraiment fantastiques de convaincre les gens de « faire mieux », ou que vous considérez qu’une main mise sur la sphère de la Culture et du Discours représente une victoire politique formidable en soi, alors pourquoi quelqu’un qui aimerait simplement ne pas avoir à choisir entre payer son épicerie ou son loyer voudrait possiblement se joindre à un club qui accepte des gens comme vous?

Regroupant une dizaine d’essais, Dirtbag retrace le parcours de l’auteure depuis son enfance dans le Midwest américain jusqu’à la deuxième défaite crève-cœur de Bernie Sanders en 2020, abordant au passage ses nombreuses expériences au sein d’organisations comme Planned Parenthood, le WFP (Working Families Party) ou encore les DSA (Democratic Socialists of America) ― trois organisations que l’enfant-terrible de l’Indiana elle-même ne se gêne pas pour bardasser au passage.

D’ailleurs, si les analyses et les prescriptions d’Amber apparaissent toujours aussi convaincantes, c’est sans doute justement parce que l’auteure ne semble pas plus émotionnellement attachée à ce genre d’organisations qu’elle le serait à la cuillère qui lui sert à manger sa soupe. Ce sont pour elle de simples instruments et, du moment où ceux-ci perdent leurs capacités et/ou leur volonté à servir adéquatement leur fonctions (i.e. l’obtention de concessions matérielles bien spécifiques), elle semble prête à les abandonner avec autant de mélancolie qu’un joueur de hockey qui jetterait son vieux bâton brisé aux vidanges.

« This ain’t a scene, it’s a goddamn arms race », comme disait Fall Out Boy.

Fuck le décorum, bonjour l’irrévérence

S’inscrivant dans un courant idéologique qui n’est pas sans rappeler des noms comme Mark Fisher (Capitalist Realism, Exiting the Vampire Castle), Angela Nagle (Kill All Normies) ou Catherine Liu (Virtue Hoarders), Amber est aussi ― et plus généralement ― associée à la mouvance du « Dirtbag Left », terme qu’elle a elle-même inventé pour désigner ce recoin de la gauche américaine qui rejette encore ouvertement le néolibéralisme, l’élitisme, l’interventionnisme militaire et la politique identitaire prônée par l’establishment du parti Démocrate. Une faction d’irréductibles Gaulois qui, au contraire, favorisent plutôt un style de socialisme à la fois démocratique, populiste et, surtout, peu intéressé à respecter le genre de décorum et de « discussion civile » qui nourrissent les scénarios et les fantasmes politiques d’Aaron Sorkin. 

Se référant principalement aux membres du podcast Chapo Trap House (dont Frost est d’ailleurs une collaboratrice régulière) ainsi qu’à quelques personnages Chapo-adjacent de la gauche américaine, le terme « Dirtbag Left » est évidemment aussi employé de façon péjorative par ceux et celles qui n’apprécient pas particulièrement l’humour de Frost et Co. ― des gens qui écrivent généralement pour le New York Times, Slate et Buzzfeed.

Sans grande surprise, Amber prend d’ailleurs beaucoup de plaisir ici à mépriser ouvertement ce genre de good liberals bourgeois, ridiculisant tout au long de son livre les « combats » qu’ils mènent (par le biais de séminaires privés, de TED Talks ou juste en étant vraiment très actif sur Twitter) au nom de la « justice sociale ». Une justice qu’ils ne considèrent évidemment qu’en termes de codes et de comportements individuels à réguler, et dont la complexification constante (il est presque impossible pour quiconque hors des universités et des blogueurs professionnels de se tenir à jour) n’est bien sûr jamais reconnue comme pouvant possiblement nuire à la construction d’une coalition suffisamment forte pour pouvoir espérer un jour vraiment changer les choses.

Pourquoi, après tout, risquer de voir ses propres privilèges économiques fondre au profit d’une meilleure redistribution de la richesse quand on peut simplement cash-in sur son monopole du « bon discours »?

We live in a material world, et cette material girl-là ne manque pas de nous le rappeler à chaque tour de page, insistant sur l’absurdité à la fois morale et stratégique d’une gauche qui, au lieu de chercher à améliorer concrètement et significativement les conditions matérielles de l’écrasante majorité des gens, s’entête encore à lutter pour le moral highground d’une lutte culturelle qui ne mobilise de toute façon qu’une poignée d’électeurs ― quand elle n’antagonise pas carrément les travailleurs et travailleuses qui n’auraient simplement pas eu le bon goût de partager leur haut degré d’éducation et/ou de sophistication.

What do we want? Nothing specific! 
When do we want it? Let’s schedule a meeting!

Si le clou du corporate leftism en est un sur lequel Amber s’amuse à cogner sans jamais même passer proche de s’effleurer un doigt, c’est toutefois à ceux et celles dont les fautes résident moins dans la vraie nature des intentions que dans l’incapacité à agir (voire même à réfléchir) stratégiquement que l’auteure américaine réserve sa critique la plus lourde de sens. Particulièrement dans son essai consacré au mouvement Occupy Wall Street.

En effet, là où plusieurs ex-Zuccottists gardent encore un souvenir assez romantique (et parfois même étrangement satisfait) de ce « moment » de 2011, Amber le décrit plutôt comme un malheureux rendez-vous manqué avec l’histoire, ne se gênant pas pour décrier le manque évident de focus et d’organisation qui allait rapidement caractériser celui-ci. Évoquant sa participation à une quantité presque absurde de meetings (pardon, de General Assemblies), lesquels ne dépassaient d’ailleurs que très rarement la phase d’échange et de partage d’opinions, Amber raconte ainsi son dédain pour le rejet « par principe » de la hiérarchie au profit d’une constante recherche de consensus, ainsi que son découragement face au zèle avec lequel les « leaders » informels d’OWS se plaisaient toujours à faire passer leur passions pour les procédures et l’« horizontalisme » avant la nécessité d’établir des objectifs clairs. De réfléchir à des formes d’actions collectives qui auraient au moins eu le potentiel d’être efficaces. 

(Pour ceux et celles qui se sont déjà impliqués au sein d’un organisme militant ― et plus particulièrement au sein d’une association de type progressiste et locale ―, la lecture de cet essai en particulier risque d’ailleurs de déclencher chez vous de solides PTSDs.)

Si le caractère parfois politically incorrect et souvent irrévérencieux d’Amber ne parviendra pas nécessairement toujours à vous charmer, l’aspect universel et concret des enjeux qu’elle s’acharne à remettre en avant-plan devrait, quant à lui, suffire à get your socialist juice flowing en l’espace de quelques heures. D’ailleurs, la critique la plus élogieuse que je pourrais possiblement réserver à l’auteure est sans aucun doute celle-ci : plutôt que de nous donner envier d’écrire un livre ou de se partir un podcast, Dirtbag donne surtout envie de s’organiser et de se mobiliser; de travailler pour sortir la gauche de sa tour d’ivoire culturelle et l’emmener se balader un peu du côté du vrai pouvoir.

Pour conclure, je vous laisse sur une brève citation d’Amber, laquelle résume d’ailleurs assez bien sa philosophie d’activiste : « optimism is for suckers, but pessimism is for pussies ».

Une bonne maxime à garder à portée de main, surtout quand les meetings commencent à s’étirer.

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