J’ai récemment eu l’honneur d’assister à la première médiatique de Judy au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Une pièce haute en couleur qui sort des sentiers battus, à l’image de celle qui en a inspiré la création, l’artiste visuelle féministe Judy Chicago.
« Tout brûle
– Judy de Gabrielle Lessard
On peut pu éteindre les lumières
Profitons-en pour sentir
Ce que ça veut dire
Faire partie du monde »
Sortir du confort, continuer de se battre pour exister
La lecture de l’autobiographie de l’artiste a, dans les mots de la créatrice de la pièce Gabrielle Lessard, « ouvert une faille en [elle] ». Elle a vécu un changement grâce à Judy qui n’a jamais cessé de se battre pour être reconnue et faire valoir son travail dans un monde dominé par le patriarcat et le capitalisme. La pièce Judy montre quant à elle un détachement à cette obsession que l’on a tous d’entrer dans le cadre, de plaire et d’être prospère. Elle laisse la place aux défauts, à la volonté individuelle, à l’amour, au bonheur et au vivre-ensemble. Malgré le sujet sérieux de la pièce, l’humour est central et permet de se reconnaître à travers les personnages.
La pièce commence avec le personnage de Judy Chicago interprété gracieusement par Louise Laprade. On a tout d’abord l’impression d’être dans une conférence de l’artiste qui nous présente qui elle est, d’où elle vient, et ses débuts en tant que femme artiste. Ces moments de présentation reviendront un peu (et on en aurait pris encore plus) partout durant la pièce. Rapidement, les six autres personnages embarquent sous une forme chorale très prenante. Un ensemble de voix incertaines au début, qui prennent de plus en plus de place et s’affirment.
Ces six personnages, tous différents, tous extrêmement contemporains, nous embarquent dans leurs histoires avec humour et sincérité. On retrouve un couple composé des personnages interprétés par Noémie O’Farrel et Jérémie Francœur. Une écrivaine, femme et mère qui ne réussit pas à écrire, qui se sent prise dans sa routine et qui ira trouver refuge dans les bras d’un artiste excentrique interprété par Victor Andres Trelles Turgeon, qui lui fera vivre des émotions qu’elle ne vit plus. Son conjoint, quant à lui, semble tout d’abord confortable dans cette routine, mais changera éventuellement de cap. Parallèlement, une médecin gynécologue (interprétée par Louise Cardinal) ayant su tracer son chemin est également bien campée dans ses positions, mais elle aussi se verra chamboulée. Sa fille (Anna Romagny), étudiante en médecine en voie de suivre ces mêmes traces, sera bouleversée au contact de l’autobiographie de Judy Chicago. Finalement, le personnage interprété par Noé Lira, une fille d’immigrant.e.s et artiste qui fait secrètement des ménages la nuit, sera elle aussi remise en question au contact de l’œuvre. Les différentes trames narratives sont brillamment imbriquées l’une dans l’autre au courant du spectacle. Avec l’usage de la parole chorale, des monologues éloquents et des dialogues enflammés, les personnages passent de l’attente à l’action. On les voit sortir de leurs certitudes et oser se réinventer, utiliser l’art pour pouvoir changer.
La pièce montre bien l’importance d’être ensemble, de se laisser le droit de vouloir, sans empêcher les autres d’avoir une volonté opposée et d’accepter ce qu’ils désirent. Elle montre les dérives du féminisme blanc hétéronormé qui n’a fait que perpétuer les modèles de domination du patriarcat. Une femme puissante, c’est bien, mais les codes restent les mêmes. L’intersectionnalité est la clé pour se libérer de ce carcan patriarcal. Malgré nos différences, les combats sont les mêmes, les volontés aussi, on veut mieux. Je crois que la pièce réussit à mettre en scène exactement cela.
Une scénographie audacieuse et un jeu impeccable
J’ai absolument adoré la mise en espace. Le public est sur trois faces de la scène, ce qui donne davantage l’impression de faire partie de cet art catalyseur de changement. Les couleurs, la fumée, les costumes variés, tous aussi excentriques que l’artiste, magnifient l’expérience et le texte. Les trappes au plancher sont également percutantes, elles enferment les personnages à certains moments. On y laisse tomber l’autobiographie de Judy, on enferme même Judy dans celles-ci pour rester dans le confort de nos propres mensonges. La scénographie « est carrément construite en dessous de la scène. C’est comme si les autres personnages jouaient leur quotidien pourri sur la tête de Judy » dit Gabrielle Lessard en entrevue avec Le Devoir. On y apprend aussi qu’elle s’est inspirée de l’œuvre Peeling Back de l’artiste. Bref, le décor du spectacle est totalement en continuité avec le texte et ce qu’il tente de montrer sur scène.
D’ailleurs, ce texte, il n’existe pas seul. Il est porté par une troupe de comédien.ne.s formidables. J’ai été impressionnée par leur jeu toujours juste et à la hauteur du texte à la fois comique, mais tellement significatif. J’ai particulièrement aimé Louise Cardinal dans le rôle de la mère gynécologue qui a livré des performances très senties et émouvantes. J’ai également été charmée par la voix magnifique de Noé Lira qui a chanté a cappella en espagnol à la fin du spectacle. Malgré ces petits coups de cœur personnels, l’ensemble de la distribution m’a réellement touché, m’a fait rire également.
Finalement, je suis sortie du théâtre comblée, avec une envie d’en apprendre plus sur Judy Chicago, l’une de ces femmes qui n’a jamais cessé de se battre, de se réinventer et de prendre sa place, et ce, encore aujourd’hui à l’âge de 84 ans. C’est une sortie que je recommande fortement.
La pièce d’une durée de 1 h 45 est présentée au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 17 février. Les billets sont par ici!