Dans un miroir trop grand pour toi, tu croises ton regard fatigué. Tu détournes le visage. Tu ne peux pas croire que tu sois encore allée si loin. Cette glace étrangère te renvoie l’image d’une jeune femme décharnée, écorchée par des mois de non-être. Cette ombre que tu n’es pas certaine de connaître te crie qu’elle t’appartient, qu’il est plus que temps de la traiter avec respect. Dépouillée de ton amour-propre, tu as basculé. Une fois de plus, tu as suivi les commandements de cette voix dans ta tête. Ton cerveau t’a encore joué des tours et tu n’as pas su mettre la garde à temps.
La semaine de sensibilisation aux troubles alimentaires est de retour. Encore en ce début février, on met en lumière à quel point les troubles alimentaires constituent un fléau qui sévit an après an. C’est une maladie aux mille visages. Trop souvent perçue uniquement comme celle du rapport à l’image, elle puise sa source profonde dans un sentiment de manque de contrôle. Cette maladie de l’âme détruit la qualité de vie de trop de gens chaque année. Nous ne le rappellerons jamais assez, ce mal-être affiche tristement le plus haut taux de mortalité parmi tous les troubles de santé mentale confondus. Et le manque de services est nettement insuffisant pour la demande grandissante.
Tu te souviens de ta jaquette bleue délavée trop grande pour toi. Et de tes mains qui tremblent en nouant la boucle de cet accoutrement. L’infirmière te crie que c’est ton tour et ton cœur s’accélère. Chaque mardi on doit s’assurer que tu prends du poil de la bête et ce jour est synonyme de petite mort intérieure pour toi. Ton cerveau aliéné associe maigreur et réussite. La gorge coincée tu avances prudemment vers l’objet de ton malheur. Et montes sur la balance comme si ta vie en dépendait. On te félicite de ton kilo et feignant un demi-sourire, tu t’enfuis pour pleurer en silence.
En cette année marquée par la pandémie, le nombre d’adolescents hospitalisés pour des troubles alimentaires au courant de l’été 2020 à l’Hôpital Sainte-Justine a pratiquement doublé comparativement à la moyenne. Le confinement a contribué à accentuer la détresse en santé mentale et pas seulement chez les jeunes. Ceux pour qui le drapeau blanc était loin d’être levé en ont écopé. L’isolement, le manque de repères, le chamboulement du quotidien, tout cela a pu jeter de l’huile sur le feu pour quiconque aux prises avec un trouble alimentaire.
Tu passes ta main dans ce qui reste de ta mince chevelure et récoltes encore une fois une impressionnante motte de cheveux. L’anorexie n’a rien de glamour. Après une courte lune de miel, elle fait des ravages non négligeables, te laissant bien vite avec une apparence qui a loin d’une jeune femme rayonnante. Les compliments sur la perte de poids, qui peuvent survenir dans les débuts d’un « régime » envers une personne pour qui la perte de quelques livres semble positive, se transforment très vite en inquiétudes. Les conséquences physiques de la malnutrition sont bien réelles, que la personne soit en sous-poids ou non. À celles-ci s’ajoute un lot de répercussions psychologiques, sociales, professionnelles.
Malgré tout ce qui apparaît éminent lorsque l’on voit une personne dénutrie et émaciée, le trouble alimentaire n’a pas de visage ni de poids. Il peut passer totalement inaperçu chez une collègue de travail, toucher une personne de n’importe quel sexe ou tranche d’âge. Chaque fois, c’est la restriction qui est sous-jacente. Et surtout, dans chaque histoire, il y a de la souffrance, et quelqu’un qui n’a pas fait ce choix.
Quatorze semaines ont passé, tu te sens à la fois mieux et plus mal dans ton corps. Ta tête fonctionne mieux et tu ris de nouveau. Tu as moins peur de tolérer ce qui nourrit chacune de tes cellules. La bataille est loin d’être gagnée, tu dois maintenant adresser ce qui se cache sous l’assiette. Tu te sens plus forte et plus fragile, comme un enfant à qui on retire les petites roues de son vélo.
Je vous invite à faire preuve de bienveillance envers des personnes que vous croyez aux prises avec cette souffrance. Cette personne mène probablement une bataille dont vous ne suspectez l’envergure. Et si vous êtes vous-mêmes dans cette situation, sachez que vous n’êtes pas seuls. Ne vous culpabilisez pas, n’ayez pas honte et allez chercher du soutien. Je vous souhaite de prendre soin de vous.