De l’âge de six ans jusqu’à l’âge de 14 ans, j’ai vécu de l’humiliation, du rejet et de l’intimidation à l’école. Et comme mes deux parents travaillaient à temps plein, les moments où je devais gérer les possibles situations de stress et/ou de tristesse débutaient tôt le matin et finissaient jusqu’en début de soirée puisque je fréquentais le service de garde.
Les gens perçoivent souvent l’intimidation en milieu scolaire comme des épisodes dans le temps. Des épisodes où l’individu a mal, vit une détresse pendant un temps donné. Il y a un avant et un après. Ceux qui ont vécu des années de mise de côté, de situations où ils ont été le souffre-douleur savent que ce n’est pas exactement comme ça pour tout le monde. Surtout lorsqu’on parle en termes d’années. Il n’y a pas de détresse subite. Il n’y a pas de temps donné. C’est partout, tout le temps. C’est intériorisé, une nouvelle norme sociale, une réalité qui est tienne.
C’est comme ça, tu deales avec.
C’est toi contre ta classe. Toi contre la cohorte de ton année scolaire. Puis, c’est toi contre les amis de ceux qui ont fait partie de ta cohorte scolaire du primaire, puis c’est les gens qui ont été au primaire avec toi qui influencent les nouvelles personnes qui t’entourent pendant les années au secondaire. Ils sont nombreux. Tu te sens petite. En même temps, tu es grande. Parce que tu as espoir de te faire des amies. Parce que tu as espoir de trouver de la joie dans ta journée. Parce que tu as une enseignante, une qui te remarque et qui semble t’apprécier, qui te souris en te voyant. Parce que tu as des livres à ta portée qui font que tu es moins seule dans ton coin. Parce que tu trouves des moments où tu es bien.
Tu n’as pas le choix, C’est toujours présent.
Les mêmes qui t’entourent en t’insultant dans la cour d’école, eh bien tu les croises à l’épicerie. Toi avec ton père, une du groupe avec sa mère et sa sœur. Tu n’as pas peur. Elle ne fera rien devant sa mère ou devant ton père. Tu as honte par contre. D’être là. D’être toi. Devant elle. Vous vous regardez du coin de l’œil. Elle va peut-être passer un commentaire lorsque vous vous retrouverez à l’école. Sur toi, sur ton père, sur ce que tu portais, sur ce qu’il y avait dans le panier d’épicerie… Ils trouvent toujours quelque chose à dire. Tu trouves la force de le gérer.
T’as pas le choix, il y a toujours quelque chose à gérer.
Des insultes, des regards, des gestes clairs de violence et d’humiliation. Avec ou sans témoins. Les témoins étant les autres élèves ou les profs. Parce qu’ils le voient, les profs et les surveillants de cour d’école.
T’es habituée de te faire amocher. Les jeunes sont habitués de te faire du mal. Les adultes sont habitués de les voir te faire du mal. Ils interviennent avec une voix lasse, des gestes mous. Ils sont fatigués de devoir intervenir de façon molle, alors ils deviennent encore plus mous.
Le prof d’éducation physique soupirent quand les autres élèves refusent ouvertement de t’avoir dans leur équipe. Le prof d’arts plastiques te met à une autre table dans un coin de la classe pour que les autres « te lâchent un peu ». Une surveillante de cour d’école vient séparer le groupe qui t’entoure et te dit, sur un ton un peu énervé, « d’enlever la neige que t’as dan’ face » alors que tu te relèves, les mains et les jambes tremblantes. Puis elle repart d’un côté et toi, tu tentes de te faufiler de l’autre.
Pourquoi la neige? Parce que c’était le nouveau jeu. Moi contre une clôture, en plein hiver. Deux qui me retiennent pour ne pas que je bouge. Les autres qui ont des règles avec des points, boules de neige dans les mains. 5 points pour le visage, 2 pour le manteau au niveau du ventre, 0 si tu touches les pieds, mais quand même 1 pour les bras et les jambes.
J’entends déjà le classique : « Pourquoi tu ne te défendais pas? » J’étais seule contre plus de 20. Sans adultes. Ils me posaient la même question eux aussi. Ne comprenaient pas eux non plus. Tu te défends comme tu le peux.
Je me rappelle avec vivacité de l’épisode des boules de neige. Je me rappelle de plusieurs autres, mais les boules de neige… il y a eu une nouveauté en moi, la colère.
Ils riaient tous, sauf une. Celle que je savais être l’instigatrice. La créatrice du « jeu », celle qui se servait de moi pour se donner du pouvoir. Elle, elle riait, mais un peu moins quand elle me regardait. Elle évitait même mon regard par moment. En dessous de la neige, je la regardais droit dans les yeux, mâchoire serrée et rage au ventre. Je brûlais de haine.
Au printemps qui suivra, elle et deux de ses amies viendront me narguer sur mon habillement. Elle aura mon poing au visage. Assez de force pour me soulager d’un peu de haine, pas assez pour m’assurer la paix ultime.
Oui, il y a de la colère envers les autres. Mais tellement envers soi. « Pourquoi tu ne te défends pas? » J’essaie, j’essaie… pourquoi n’en suis-je pas capable? Qu’est-ce qui me manque? Et puis, comment savoir s’ils ont raison de dire ce qu’ils disent? Au quotidien, on te rabaisse, on te refuse le respect? Comment savoir si on le mérite?
Et puis, tu vis des moments que tu juges heureux. Tu y repenses plus tard et tu as terriblement de peine pour cette jeune fille. Mais comme j’en étais contente de ces moments alors que je les vivais.
Ma prof de quatrième année du primaire qui m’envoie porter un mot à un autre prof, disant quelque chose du genre : « Garde-la dans ta classe durant cinq minutes tel que convenu. » Tu apprendras plus tard qu’elle avait sermonné les élèves de ta classe. C’était le jour de ta fête. S’ils ne chantaient pas avec un minimum d’entrain, les conséquences seraient dramatiques. On te dira même qu’elle avait un peu haussé le ton et qu’elle avait regardé chacun dans les yeux. Elle ne jouait pas la comédie. Ce n’était pas une menace, c’était la réalité. Ils auraient affaire à elle.
Tu entres en classe, les autres te regardent. La prof est un peu essoufflée… Qu’est-ce qui se passe? Tu t’assois, tu sens une tension. Elle « rappelle » que c’est ton anniversaire et les autres se mettent à chanter. À chanter faiblement, avec une voix de martyr sous la torture. Ils sont sous une contrainte, ça s’entend.
Tu souris. Le sourire qui s’étire d’une oreille à l’autre. Le sourire qui fait mal aux joues. Le sourire qui exprime la joie qui explose dans ta poitrine. On te chante « Bonne fête », on souligne ton anniversaire. Tu n’en reviens pas.
Tu ne comprends pas que ta prof te regarde avec tellement de peine dans les yeux. Plus tard, tu revois la scène, tu revois le pathétique du contraste entre la situation de semi-humiliation et ton sourire ravi face à ce que tu perçois comme de la validation. Tu te revois dans ta tête et tu pleures, 15 ans plus tard, en le racontant à une amie. Tu es remplie de tristesse pour la petite fille que tu étais.
Tu restes encore triste pour cette petite fille. Tu as encore un sentiment de colère quand tu repenses à certaines situations. Même des années plus tard. Même quand tu es dans le début de la vingtaine.
Tu croiras que c’est réglé, que c’est du passé. D’autres problèmes surviendront dans ta vie. Tu iras voir une psychologue. Elle voudra parler de la jeunesse… Enfance, début adolescence. Tu mentionnes vite fait que tu as « subi du rejet », mais que « c’est réglé ». Elle voudra en parler. Tu deviendras un peu sur tes gardes, tu mentionneras à nouveau que tu penses que c’est chose du passé.
Elle dira que non. Que si c’était réglé, tu serais capable d’en parler avec un sentiment de paix. Pas de honte, de culpabilité face à soi, pas de colère, pas de tristesse dans le discours.
Tu réalises que la jeune fille de 6 ans, de 9 ans, de 13 ans… Elle est encore présente. Plus tu y penses et plus tu réalises que tu as des conversations à avoir avec elle. Avec toi-même.
Ce n’est pas ta faute. Tu méritais tellement d’amour et de respect. Tu méritais plus d’adultes qui t’auraient aidée. Tu étais si jeune. Si petite.
Et si forte. Tellement forte que tu as réussi à te faire un chemin, à te faire aimer, à aimer des gens…
Maintenant, tu dois apprendre à voir où sont les dégâts en toi qui ont été faits à cette époque et tu dois commencer à réparer ce qui persiste. Parce que ça fait partie de s’aimer soi-même.
Chaque début d’année scolaire, j’ai une pensée pour ces petits humains qui « retournent au combat ». Ce texte, je l’ai écrit à quoi… 24-25 ans? Maintenant, à 30 ans, je ne sens plus autant de douleur quand j’y pense. Et le plus fou, c’est que j’ai parlé avec d’anciens collègues de classe et ils ont un vague souvenir, mais, comme ce n’était pas leur réalité, ils ne s’en souviennent pas vraiment. Au moins, je n’ai plus cette étiquette sur le front… elle est tombée avec le temps, je suppose. Reste que le sujet de l’intimidation, que ce soit en milieu scolaire, en milieu de travail ou même… sur une rue où des gens vivent, c’est un sujet qui me touche énormément. Il est faux de croire que le rejet, la violence psychologique et émotionnelle sont une affaire d’enfants, de jeunes… J’aimerais que ce le soit, que cela s’explique par le fait que nous sommes petits, pas pleinement développés, mais même lorsque nous sommes des supposées grandes personnes, l’immaturité intellectuelle et émotionnelle, la peur de l’autre, de sa différence, de ce qui sort des normes établies peut nous faire subir de la violence, et pire encore, en faire subir aux autres. La solution numéro un? Servir d’exemple et agir en s’affirmant et en ne jugeant pas l’autre, en étant pleinement respectueux. T’en crois-tu capable?
Une première version de ce texte a été publiée sur le blogue de Jessica (prochedelaperfection.wordpress.com). Elle t’invite à explorer son blogue ainsi qu’à te joindre à sa petite communauté grandissante sur la page Facebook qui y est rattachée.